28 janvier 2008

Acide Acier




"Et la France? Eh, bien, c'est triste à dire, mais nous n'avons pas été, jusqu'à présent à la pointe du progrès. On s'est contenté d'appliquer les camisoles chimiques, qui déconnectent la tête du corps, voire la lobotomie (...) parmi d'autres douceurs, sur les sujets récalcitrants. Pour le reste on faisait confiance, à juste titre, sans doute, aux bâtons des agents.

Par chance, tout cela va changer. Une firme américaine, la Farall Instruments (Grand Island, Nebraska), se dispose en effet à commercialiser chez nous une série d'appareils du plus haut intérêts. Ils sont prévus, explique le prospectus, pour soigner toutes les perversions, de l'inceste à la toxicomanie, en passant par la boulimie ou l'exhibitionisme. Ou l'inappétence au travail, pourquoi pas? Le principe est simple: une gégène jumelée à une visionneuse. On vous passe une photo de ce qui vous excite et crac! Une décharge électrique. On comprend vite, à ce tarif là.

On peut même se procurer, pour 55 dollars, un appareil de poche innocemment baptisé "take me along" (...) qui permet à chacun de s'autopunir discrètement. Le self-sévice parfait."

Extrait de "ça n'arrive qu'aux autres" de Bernard Thomas, chroniques du Canard Enchaîné du 28.7.1976.





24 janvier 2008

Rouge Rouille



"Obligation de réserve: une ancienne antienne resurgit. Gare au juge qui prétend y échapper. Silence: on tourne la loi. Tel est le fin mot de la justice à la Peyrefitte. Et pour cela, prends les râleurs et tords-leur le cou.
Trois magistrats du tribunal de Briey (...) gratifiés d'un avertissement pour avoir osé critiquer , au cours d'un meeting, le 14 octobre, le projet de loi Peyrefitte. (...)


Cinq élèves de l'Ecole nationale de la magistrature, à leur tour sanctionnés pour avoir eu le front d'écrire qu'ils n'approuvaient pas la mutation d'office dont avait été victime Jean-Pierre M. , hier magistrat à la chancellerie, coupable de syndicalisme. Partout des juges tancés, menacés, punis, rayés des tableaux d'avancement, reculés, recalés, punis, dessaisis de leurs dossiers, réduits à se tourner les pouces quand, dans les cabinets voisins, les bien-pensant croulent sous les affaires signalées-celles où l'on peut rendre de signalés services aux cousins, aux copains, aux coquins. (...)


Pendant ce temps, à grands placards publicitaires, Peyrefitte part à la pêche aux juges sur mesure, ex-officiers, ci-devant commissaires, avocats défroqués, des gens qu'il va tester, noter, étiqueter afin de s'assurer qu'ils lui obéiront sans réserve, ceux-là, en toute sécurité. En toute liberté. "(...)

Extrait de "ça n'arrive qu'aux autres" de Bernard Thomas, chroniques du Canard Enchaîné du 10.12.1980.

17 janvier 2008

Réceptacle des ruines


"J'en ai rencontré un. Un des premiers, un des meilleurs. Avant de parler avec lui, avant d'observer son travail, je n'avais rien compris au circuit des déchets. Il s'appelait Franco (...)

Les stakeholders mettent en relation les entreprises avec les clans et gèrent, même de loin, chaque étape du processus d'écoulement des déchets. (...)

Quand il marchait, Franco ne regardait pas les paysages mais pensait à ce qu'il pourrait y enfouir. Comme si la surface du globe était un immense tapis et qu'il s'agissait de chercher près des montagnes, au bord des champs, un coin à soulever pour balayer en dessous tout ce qu'on peut. (...)

Tandis qu'un paysan labourait un champ qu'il venait d'acheter, à la limite entre les deux provinces, le moteur de son tracteur commença à tousser, comme si la terre était plus compacte que d'ordinaire. Soudain il vit apparaître des lambeaux de papier sur les côtés du soc. C'était de l'argent. Des milliers et des milliers de billets de banque, des centaines de milliers. Le paysan bondit de son tracteur et se mit à ramasser frénétiquement tous ces restes de billets, un butin caché là par quelque bandit, fruit de quelque gros braquage. Mais c'étaient simplement des billets déchirés et décolorés, triturés, qui provenaient de la banque d'Italie, des tonnes de ballots de billets utilisés qui n'avaient plus de cours légal. Les symboles de la Lire italienne s'étaient retrouvés sous terre, les restes de la vieille monnaie répandaient leur plomb dans un champ de choux-fleurs."

Gomorra, Roberto Saviano, 2006.


13 janvier 2008

Panoptique opaque


"Le système a levé en banlieue, telle la pâte à pizza dans une boîte en bois. La municipalité et la région ont cru pouvoir s'opposer à lui en refusant de faire des affaires avec les clans. Mais ça n'a pas suffi. Elles n'ont pas assez prêté attention au phénomène et ont sous estimé le pouvoir des familles, jugeant que c'était l'effet de la dégradation des banlieues, et la Campanie est ainsi la région qui compte le plus de communes mises sous tutelle car infiltrées par la camorra. (...)

Les entreprises appartenant aux clans ont déterminé les plans d'occupation des sols, se sont infiltrés dans les agences sanitaires locales, ont acquis des terrains juste avant qu'ils ne deviennent constructibles, puis fait bâtir des centres commerciaux par des sous-traitants, imposant qu'on respecte les fêtes patronales et qu'on recoure à leurs entreprises de services de cantines scolaires, au nettoyage urbain, des transports au ramassage d'ordures. (...)

Jamais les affaires criminelles n'ont été aussi présentes dans la vie économique d'une région qu'en Campanie au cours des dix dernières années. Contrairement aux groupes mafieux siciliens, les clans de la camorra n'ont pas besoin des hommes politiques, mais ces derniers ont absolument besoin du Système."

Gomorra, Roberto Saviano, 2006.



4 janvier 2008

Voeux de méandres


"Tout le monde finit par être coincé à la retraite, y compris ceux qui sont encore en bonne forme physique. Tout le monde finit par être piégé, à la merci d'une garde malade polonaise. Pourquoi creuver de dépression, pourquoi chercher un travail qui permet tout juste de survivre, pourquoi trimer à mi-temps dans un centre d'appel? Plutôt devenir chef d'entreprise. Un vrai. Capable de faire des affaires avec tout et de gagner de l'argent même avec rien. Ernst Jünger disait que la grandeur est exposée à la tempête: des mots que les parrains, les entrepreneurs de la camorra, pourraient faire leurs. Etre au coeur de l'action, au centre du pouvoir. Tout utiliser comme un simple moyen et n'avoir que soi pour fin."

Gomorra, Roberto Saviano, 2006.