12 décembre 2008

Fermez l'écoutille des mots


"Pour qui trouverait qu' "innovation" est la neutralité et l'innocence mêmes, il suffirait de suggérer l'expérience de pensée consistant à se revendiquer ouvertement contre "l'innovation financière", et notamment d'imaginer au bout de combien de temps surgirait l'imputation d'être "contre l'innovation " tout court, c'est à dire en définitive "contre le progrès".

Aussi décisif que le choix des armes, le choix des mots est de ceux dont on fait les avantages stratégiques les plus difficiles à réduire -parce que inaperçus des opposants, et les emprisonnant d'emblée dans des alternatives de sens où ils sont certains de n'avoir que la plus mauvaise place. Quand le problème de la financiarisation est mis dans les termes de "l'innovation", mot si chargé de valeurs positives et bien certain de pouvoir mobiliser à son profit tous les arrières-plans de l'idée de "progrès", il ne faut pas s'étonner que les contradicteurs se trouvent immédiatement renvoyés au registre du passéisme ou de l'archaïsme-c'est à dire que le combat soit perdu d'avance.

Pour avoir une idée de ce que peuvent être ces coups de force lexicaux, il est utile de savoir que pendant des années et aujourd'hui encore d'ailleurs, la littérature académique, censément la plus rigoureuse, n'a pas hésité à qualifier de "répression financière" tous les systèmes financiers qui n'avaient pas consenti à se rendre au modèle des marchés intégralement dérèglementés. Les défenseurs de l'objectivité de la science n'ont visiblement pas été gênés du choix d'un mot-répression-dont l'évidente neutralité laisse tout de même accroire que le moindre projet de restriction aux aises de la finance fait immédiatement tomber dans la catégorie des amis du goulag."

"Jusqu'à quand? Pour en finir avec les crises financières". Frédéric Lordon, 2008.

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