13 juillet 2010

Au-delà de l'arc-en-ciel


"Jour de la remise des diplômes. En toque et en robe, nous entrâmes dans le grand auditorium sur l'air de "Pomp and Circumstance". Il faut croire que nous avions appris quelque chose pendant ces trois dernières années. Nous étions probablement un peu meilleurs en orthographe et avions, physiquement, beaucoup grandi. J'étais toujours puceau. "Alors Henry, toujours pas décapsulé?" "Eh non, eh non", répondis-je.
Jimmy Hatcher était assis à côté de moi. Le principal était en train de faire son discours et raclait le fond du vieux tonneau à merde avec un bel enthousiasme.

" L'Amérique, c'est le pays où l'on peut tenter sa chance et, homme ou femme, il suffit de vouloir pour réussir...
-Comme plongeur dans un resto, fis-je.
-Comme employé à la fourrière, ajouta Jimmy.
-Comme cambrioleur, fis-je.
-Comme éboueur, dit-il.
-Comme infirmier psychiatrique, se reprit-il.
-L'Amérique est courageuse...ce furent des gens pleins de courage qui la bâtirent...Notre société est juste...
-Juste pour quelque-uns, fit Jimmy.
-Une société de justice et tous ceux et toutes celles qui veulent de ce rêve, là-bas, au-delà de l'arc-en-ciel, trouveront...
-Une grosse merde bien velue, proposai-je."

Souvenirs d'un pas grand chose, Charles Bukowski, 1982.

6 juillet 2010

Au moment même


"Lorsqu'on examine ce qui s'est passé depuis 1930, il n'est pas facile de croire à la survie de la civilisation. Je ne suggère pas, à partir de ce constat, que la seule solution est de renoncer à la politique quotidienne, de se retirer dans un lieu éloigné et de se concentrer sur son salut personnel, soit sur la création de communautés autonomes en prévision du jour où les bombes atomiques auront fait leur travail. Je pense qu'il faut poursuivre la lutte politique exactement comme un médecin doit tenter de sauver la vie d'un patient, même s'il a de grandes chances de mourir. Mais il me semble que nous n'iront nulle part tant que nous ne reconnaîtrons pas que le comportement politique est en grande partie non rationnel, que le monde souffre d'une sorte de maladie mentale qu'il va falloir guérir. Le point important est que la grande majorité des calamités qui s'abattent sur  nous ne sont absolument pas nécessaires. On pense communément que le désir des êtres humains est de se sentir en sécurité. Eh bien, nous avons aujourd'hui la possibilité de nous sentir en sécurité, ce qui n'était pas le cas de nos ancêtres. La nature peut parfois riposter par un tremblement de terre ou un cyclone, mais elle a été en grande partie vaincue. Et pourtant, au moment même où il y a, où il pourrait y avoir, suffisamment de tout pour chacun, toutes nos énergies ou presque, sont dévolues à essayer de nous prendre les uns aux autres des territoires, des marchés et des matières premières. Au moment même où les biens pourraient être distribués à tous de telle sorte qu'aucun gouvernement ne puisse craindre d'opposition sérieuse, la liberté politique est déclarée impossible et la moitié du monde est dirigée par des forces de police secrète. Au moment même où les superstitions s'effondrent et où une attitude rationnelle devant l'univers devient possible, le droit à penser ses propres pensées est nié comme jamais auparavant. Le fait est que les êtres humains n'ont commencé à se battre sérieusement les uns contres les autres qu'à partir du moment où il n'y avait plus vraiment de raison de le faire."

George Orwell, 29 novembre 1946 (A ma guise, chroniques 1943-1947).