"On abandonne tous terrains collectifs, on se replie sur son existence individuelle ou micro-familiale, on se soucie de rien qui dépasse le cercle très étroit des intérêts personnels. Ce mouvement est encouragé par les couches dominantes; non pas qu'il y ait, évidemment, une conspiration, mais il y a toute la dynamique du système. La société de consommation, c'est cela: achetez un nouveau téléviseur, et taisez-vous; achetez un nouveau modèle de voiture, et taisez-vous. Même la prétendue libération de la sexualité va en partie dans ce sens. Vous voulez du sexe? Eh bien, voilà, on vous donne du sexe, on vous donne plein de porno et terminé. Il en est ainsi au plan économique, mais il en est ainsi aussi au plan politique: c'est ce qu'exprime la bureaucratisation de toutes les instances de la vie collective. Faites-nous confiance, on est les experts, on est les techniciens, on est le parti qui défend vos intérêts. On est le président que vous avez élu, on est le gouvernement que vous avez porté au pouvoir, donc faites-nous confiance et laissez-nous faire; vous verrez au bout de quatre ou de sept ans. Tout cela encourage l'apathie des individus, tout cela détruit l'espace public comme espace d'activité collective par laquelle les gens essaient de prendre en charge leur propre destin. On le constate en France, aux Etats-unis, dans tous les pays occidentaux (et autres, du reste). Maintenant, si nous prenons uniquement cette tendance, faisant abstraction du risque de guerre et construisant une sorte de type idéal de l'évolution possible de la bureaucratisation de la société, mais bureaucratisation molle, sans terreur, sans Goulag. Tout simplement, les gens seraient amenés à faire ce que le régime, le pouvoir, les couches dominantes exigent qu'ils fassent en étant simplement manipulés par la dynamique de la conservation et de la consommation, par les médias, par les organismes bureaucratiques qui gèrent les différents domaines de la vie sociale, etc."
Les significations imaginaires, 1981, Cornélius Castoriadis.
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